Critique de film : Le Dernier Duel de Ridley Scott
L’ingénieux scénario écrit par Matt Damon et Ben Affleck donne à ce drame historique de Ridley Scott un côté terriblement moderne. Le Dernier Duel s’avère être un excellent film.
Cette critique de film ne contient aucun spoiler. Vous ne lisez que les informations connues grâce aux bandes-annonces qui ont déjà été diffusées.
C’est un chapitre sombre de l’histoire de l’humanité que le légendaire réalisateur Ridley Scott nous fait revivre. Un monde dans lequel la chevalerie, l’honneur et le devoir sont des qualités uniquement masculines.
Au milieu de cet univers, l’histoire captivante se base sur des faits réels d’une femme qui se bat pour que la vérité éclate dans la France du XIVe siècle, sa vérité, celle que personne ne veut entendre.
De quoi ça parle ?
France, 1380. Jean de Carrouges (Matt Damon) est un châtelain colérique, mais loyal envers le roi. Il a mené de nombreuses batailles et défié la mort à maintes reprises avec son frère d’armes et coureur de jupons Jacques Le Gris (Adam Driver). Ces aventures ont permis aux deux héros de nouer une solide amitié,
mais qui se délite. Jacques Le Gris parvient à gagner les faveurs du comte Pierre d'Alençon (Ben Affleck) grâce à son érudition et à son charme, lui permettant ainsi d’acquérir des titres et des terres. Pendant ce temps, Jean de Carrouges se voit refuser tous ces privilèges. Ce dernier va néanmoins trouver le bonheur en rencontrant sa femme Marguerite de Thibouville (Jodie Comer).
L’impensable va alors se produire : au cours d’un des voyages de Jean de Carrouges, Marguerite est violée dans son propre château par Jacques Le Gris. Lorsque Jean de Carrouges l’apprend, furieux et blessé dans son orgueil, il se doute qu’aucun tribunal en France ne croira le témoignage de sa femme. Après tout, il n’y a aucune preuve. Et qui croirait une femme ?
Jean de Carrouges refuse néanmoins de baisser les bras. Il formule aux tribunaux de Paris une requête audacieuse qui est acceptée : un duel judiciaire (ou ordalie), un jugement de Dieu, le dernier que la justice de France accordera, va avoir lieu afin que le Tout-Puissant rende son verdict.
Plus proche du film d’auteur que de la superproduction
La façon dont les co-scénaristes Matt Damon et Ben Affleck mettent en place l’histoire de ce film rappelle le cinéma d’auteur : ce dernier ne respecte pas la règle habituelle du cinéma hollywoodien avec un début, un milieu et une fin. Ce long métrage se divise en trois chapitres qui racontent chacun la même histoire, mais sous des points de vue différents.
Celui du plaignant, celui de l’accusé et celui de la victime.
Durant la majorité du film, Le Dernier Duel est moins un récit hollywoodien classique qu’une collection de trois déclarations de témoins, livrées devant la salle de cinéma, qui devient symboliquement la barre des témoins. On a ainsi droit au début de chaque chapitre aux mots « La vérité vue par... »
Je parle de film d’auteur parce que Le Dernier Duel est différent, surprenant, moins bourrin,
intelligent, les informations y sont dévoilées au compte-gouttes. Dans ce film, on ne sait pas au début qui dit la vérité. Le long métrage nous tient en haleine. Matt Damon et Ben Affleck ne tombent pas dans la paresse quand il s’agit du scénario. La coexistence de trois histoires complètement différentes dans lesquelles le rôle de l’antagoniste, du protagoniste et de la victime ne dépend pas uniquement de la personne qui narre sa version des faits. On ne sombre pas dans le manichéisme : le récit ne nous dit pas clairement qui est le héros, le méchant, le bon ou le mauvais.
Les points de vue des uns et des autres sont plutôt séparés par de petites nuances qui font honneur à la diversité humaine. Par exemple, lorsque deux personnes se réconcilient, chacun aura une vision très différente du déroulement des évènements. Qui croire ? Le film questionne donc la crédibilité des « vérités » respectives.
Ce sont ces petits détails qui nous interpellent en tant que spectateurs et nous font comprendre que le film ne nous prend pas pour des idiots, qu’il fait confiance à notre intelligence, caractéristique typique des films d’auteur et non du cinéma hollywoodien.
#MeToo au Moyen-Âge : est-ce possible ?
Le Dernier Duel impressionne par sa capacité à provoquer un sentiment de dégoût et de répulsion, même durant les rares moments de triomphe, mais pas à cause de la représentation sans compromis de la violence par Ridley Scott (j’y suis habitué depuis longtemps), mais plutôt par son caractère terriblement actuel.
J’entends déjà les sceptiques se plaindre : #MeToo au Moyen-Âge ? Je me passerai de ça au cinéma,
Ridley Scott ne devrait pas s’en soucier. Dans Kingdom of Heaven, dont la version du réalisateur constitue l’un de ses meilleurs films, il avait déjà tenté de s’inscrire dans l’air du temps : il a placé les conflits actuels au Moyen-Orient dans un contexte historique.
« Vous pensez que ces conflits sont derrière nous ? », semblait-il commenter, en regardant d’un œil les nombreuses croisades du Moyen-Âge, dont les conséquences continuent de façonner le Moyen-Orient actuel.
Là où Kingdom of Heaven ne s’inspire que vaguement de l’histoire du croisé Balian d’Ibelin, Le Dernier Duel raconte avec une précision surprenante comment s’est déroulé le premier cas documenté de #MeToo.
Après Bill Cosby, Harvey Weinstein, Larry Nassar, voilà Jacques Le Gris. Tous ces hommes ont été accusés d’agression sexuelle. Ils ont pu cacher leurs actes honteux pendant des années, non pas à cause de leur talent inné pour la discrétion, mais plutôt parce que la société dominée par les hommes n’a pas voulu le voir.
Il arrive la même chose à Marguerite de Thibouville dans le film. Si au début, les hommes dominent l’histoire, ce n’est que peu à peu que l’on comprend qui tient véritablement le rôle principal. C’est pour elle un immense défi que de se faire entendre. Tout ce qu’elle dit est retenu contre elle. On ne la croit que rarement. Et quand cela arrive, les gens ajoutent d’un ton menaçant « ne vous avisez pas de mentir ». Le mensonge mènerait à des punitions difficiles à surpasser en matière de barbarie.
Elle en vient inévitablement à penser : peut-être que je ferais tout simplement mieux de me taire. J’aurais moins à perdre. J’en arrive à me poser la question : quel est le niveau de désespoir d’une personne lorsqu’elle comprend que la honte et l’humiliation semblent constituer une meilleure solution que de se défendre ?
Comment une société, médiévale ou non, peut-elle permettre une telle chose ?
L’actrice Jodie Comer, connue pour Stranger Things et Free Guy, offre une performance étrangement intense et étonnamment mature dans le rôle de Marguerite. Je souffre avec elle quand elle endure des épreuves difficiles et j’ai par exemple plusieurs fois serré les poings. J’aimerais bien rejeter la responsabilité de ces injustices sur les souverains rapaces et les religieux fanatiques de ce Moyen-Âge arriéré, mais je me rends compte que le drame de Marguerite est plus d’actualité que jamais.
La vision des Bill Cosby, Harvey Weinstein et Larry Nassar me vient alors en tête.
« Et tu penses que c’est du passé ? »
Ridley Scott assure à la réalisation
La réalisation de Ridley Scott s’avère comme d’habitude peu spectaculaire, mais efficace. Il ne s’agit en aucun cas d’une critique : chaque plan constitue un régal pour les yeux et s’assemble pour former une petite œuvre d’art, comme toujours avec le Britannique.
On retrouve par exemple ses longs plans typiques, surtout dans les scènes d’ouverture, dans lesquels le réalisateur établit un monde qui n’a rien à envier à un Denis Vileneuve au niveau de la grandeur et du faste. L’attention portée aux détails par Ridley Scott, dans les petites scènes où la saleté, la crasse et la décrépitude dépeignent une époque médiévale sinistre où chaque jour est une lutte pour la survie.
À la fin, le réalisateur de Gladiator sort enfin de sa « torpeur » lorsque vient le duel final entre Jean de Carrouges (Matt Damon) et Jacques Le Gris (Adam Driver). Un duel qui ne déçoit pas au niveau de l’ambiance, du suspense et de sa conclusion.
On ne sait jamais vraiment qui a le dessus. En effet, celui qui semble en passe de gagner perd son avantage la seconde d’après, et ainsi de suite. Les duellistes commencent par se rapprocher l’un de l’autre à cheval, puis se combattent le bouclier dans une main et la hache dans l’autre, avant d’en venir aux poings. Il est presque impossible de prédire le vainqueur. Ce suspense captive tout autant qu’il tourmente.
On ne peut pas nier que Ridley Scott connaît son métier, même si dans certains de ses films, il se contente d’enchaîner les belles images. Cette « nonchalance » ne pose problème que lorsque le scénario tombe à plat, comme dans Prometheus ou l’immense déception Robin des Bois.
Le Dernier Duel ne connaît pas ce problème.
Bilan : du grand cinéma !
Le Dernier Duel se rapproche plus du film d’auteur que de la mégaproduction hollywoodienne la plupart du temps, principalement en raison de sa structure narrative inhabituelle, qui raconte trois fois la même histoire avec des points de vue différents.
Le message semble clair : même au niveau des agressions sexuelles, le rôle principal semble toujours revenir aux hommes. Les affaires Cosby et Epstein l’ont encore montré. Qui se souvient des noms des victimes ?
Dans Le Dernier Duel, Matt Damon et Adam Driver en sont les modèles, en jouant Jean de Carrouges et Jacques Le Gris, ils accaparent l’attention pendant la majeure partie du film. Mais le film se tourne ensuite vers son véritable personnage principal, la femme, Marguerite de Jodie Comer, et frappe de plein fouet les visions étroites du monde, une véritable claque cinématographique, en quelque sorte. C’est bel et bien elle la victime.
Le Dernier Duel est au fond, comme le montre le tout dernier plan de caméra, son histoire.
Le Dernier Duel est disponible dans les cinémas à partir du 14 octobre. Durée du film : 153 minutes.
Vivre des aventures et faire du sport dans la nature et me pousser jusqu’à ce que les battements du cœur deviennent mon rythme – voilà ma zone de confort. Je profite aussi des moments de calme avec un bon livre sur des intrigues dangereuses et des assassins de roi. Parfois, je m’exalte de musiques de film durant plusieurs minutes. Cela est certainement dû à ma passion pour le cinéma. Ce que j’ai toujours voulu dire: «Je s’appelle Groot.»