En coulisse

« Un enfant ne va pas mourir pour 30 minutes supplémentaires de jeu vidéo »

Patrick Vogt
21/11/2023
Traduction: Stéphanie Casada

Les enfants qui jouent aux jeux vidéo sont un sujet irritant pour la société. Pour certain·es, l’utilisation de jeux numériques fait partie de l’évidence, d’autres craignent le déclin de l’Occident. Un spécialiste fait le point.

Récemment, notre fille a pu jouer pour la première fois à la Nintendo Switch. Elle était ravie et s’est plutôt bien débrouillée. J’ai ensuite écrit un article sur ses impressions et expériences, ainsi que sur les nôtres en tant que parents.

  • En coulisse

    Zoe et les jeux vidéo : ma fille joue à la Nintendo Switch pour la première fois

    par Patrick Vogt

La majorité des réactions étaient positives. Dans les commentaires, de nombreuses personnes ont décrit comment elles géraient les jeux vidéo avec leurs enfants. D’autres se sont souvenues de leur propre enfance et de leur premier contact avec les jeux vidéo. On m’a aussi parfois reproché d’avoir laissé notre fille jouer à la Switch.

Quelqu’un veut me faire croire que je suis un père indigne.
Quelqu’un veut me faire croire que je suis un père indigne.
Source : Capture d’écran : Digitec Galaxus

Jeux vidéo ou pas, telle est la question

D’habitude, je ne me laisse pas facilement déstabiliser. Je reste persuadé que nous suivons la bonne voie avec notre fille en ce qui concerne l’utilisation des jeux numériques. Et pourtant, une partie des reproches exprimés dans les commentaires résonnent doucement en moi. Étonnamment, c’est exactement à ce moment que j’ai reçu une invitation à une conférence sur les « Aspects positifs des jeux vidéo ». Je n’ai pas pu y assister, mais j’ai pu interviewer le conférencier.

Florian Lippuner est un spécialiste des médias qui a une longue expérience du jeu.
Florian Lippuner est un spécialiste des médias qui a une longue expérience du jeu.
Source : Florian Lippuner

Notre fille a récemment pu essayer la Nintendo Switch pour la première fois. Ou « jouer à la télé », comme elle appelle cela. Sommes-nous des parents corbeaux ?
Florian Lippuner : Il y a deux types de parents corbeaux : celles et ceux qui laissent leur enfant jouer à des jeux vidéo sans contrôle et celles et ceux qui ne laissent pas leur enfant jouer du tout. Donc si vous êtes entre les deux, c’est bon signe. Mais à mon avis, ce qui est plus important que le « si », c’est le jeu choisi, le moment, le temps de jeu et la raison.

Comment fais-tu avec tes enfants ?
Le petit est en train d’apprendre à marcher, il n’est donc pas encore concerné. Le grand est en deuxième année de maternelle et depuis un an ou deux, nous jouons de temps en temps ensemble sur la Nintendo Switch. Il a toujours des phases différentes en ce qui concerne les jeux : certains jours, il demande toutes les minutes quand nous allons enfin jouer. Et puis il y a des moments où il ne demande rien pendant des semaines et oublie presque l’existence de la Switch.

Comment procèdes-tu concrètement ?
Je l’accompagne dans ces différentes phases, pour ainsi dire en tant que modérateur : lorsque tout tourne autour du jeu vidéo, je mets les holà et veille par exemple à ce qu’il ne joue pas plus de 30 minutes par jour. Et s’il ne demande pas à jouer pendant une longue période, c’est moi qui le pousse à un moment donné et lui demande s’il ne veut pas jouer à nouveau avec papa. Tant que cela fonctionne bien, j’essaie de rester le plus intuitif possible. Si tout se passe comme prévu, nous jouons.

À partir de quand faut-il laisser les enfants jouer à des jeux vidéo, quels jeux choisir et pendant combien de temps ? Y a-t-il, selon toi, une règle en la matière ?
Je pense que chaque famille doit trouver sa propre voie. Certain·es parents mettent un smartphone ou une tablette dans les mains de leur enfant avant même qu’il n’ait deux ans. D’autres attendent jusqu’à trois ans ou plus. Il n’y a pas de limite magique. Chez un jeune enfant, deux choses sont importantes : premièrement, que consomme-t-il ? Il y a une grande différence entre le fait de l’abreuver passivement de clips YouTube à toute vitesse et le fait de lui faire découvrir activement des choses dans une application de livres avec des objets cachés. Tous les temps d’écran ne se valent pas. Deuxièmement, tout est question de quantité. Si on laisse un jeune enfant jouer de temps en temps dix minutes sur le téléphone portable, cela ne pose pas de problème. Il est malsain d’utiliser des vidéos ou des jeux comme moyen d’éducation ou comme « calmant » plusieurs heures par jour ou de manière illimitée.

Quels sont les aspects positifs des jeux vidéo ? En quoi peuvent-ils être bénéfiques pour les enfants ?
L’objectif principal du jeu vidéo est généralement de maîtriser une tâche spécifique. Pour y parvenir, différentes capacités sont nécessaires, telles que la réaction, la coordination, la motricité, la représentation spatiale, la pensée logique, la créativité et la concentration. Les joueur·ses le perfectionnent, tout simplement parce que c’est une condition sine qua non pour progresser. En outre, les joueur·ses en tirent également profit sur le plan personnel et social. Les succès obtenus dans les jeux leur permettent de gagner en assurance et le jeu leur permet de découvrir et d’expérimenter différentes choses de manière ludique. En équipe, iels apprennent l’importance de l’interaction et de la communication. À ce sujet : les parents de joueur·ses me disent souvent combien iels sont étonné·es par l’étendue du vocabulaire anglais de leurs enfants.

Il a y toujours des pour et des contre, donc il y a aussi des aspects négatifs ?
Les jeux vidéo ne sont pas tout blancs ou tout noirs. Tout dépend de ce que l’on en fait, et du joueur ou de la joueuse. Je peux utiliser les jeux pour me divertir ou pour me détendre un peu après une journée fatigante. Mais je peux aussi utiliser les jeux pour des motifs malsains, par exemple pour compenser, fuir ou refouler quelque chose. Une telle évasion et de telles expériences virtuelles de réussite peuvent créer une dépendance. Et cela conduit alors tôt ou tard à un cercle vicieux, car les problèmes réels n’en deviennent que plus importants.

Y a-t-il d’autres effets secondaires négatifs ?
Oui. Par exemple, les joueur·ses me racontent souvent comment iels ont fini par se rendre compte du temps qu’iels « perdaient » devant leur écran. Et ce qu’iels auraient pu faire de ce temps à la place, par exemple du sport ou voir des ami·es. Une fois qu’on est dans le jeu, le temps passe assez vite. Nous le savons tous·tes ; les jeux vidéo peuvent être un véritable dévoreur de temps.

« La vraie vie ne se joue pas dans les jeux. »
« La vraie vie ne se joue pas dans les jeux. »
Source : Shutterstock / Evgeniy pavlovski

Quels sont les points les plus importants auxquels les parents doivent faire attention lorsqu’ils laissent leurs enfants jouer à des jeux vidéo ?
Il faut surtout s’occuper de son enfant et pas seulement des jeux, d’un quelconque contenu, d’un budget-temps ou d’une recommandation d’âge. Vous remarquez immédiatement si votre enfant est trop excité, agité ou frustré pendant ou après le jeu. Cela signifie alors qu’il faut choisir un autre jeu ou attendre encore un peu avant de l’initier aux jeux vidéo. Souvent, les parents ont plus de problèmes avec les jeux vidéo que les enfants. C’est là que je recommanderais de ne pas gaspiller trop d’énergie, qui pourrait être utilisée à bon escient ailleurs. Un enfant ne meurt pas s’il joue une demi-heure de plus ou s’il a accès à un jeu pour enfants un peu plus âgés. De nombreuses disputes et batailles autour des jeux sont, à mon avis, superflues. Elles détournent tout au plus l’attention des véritables problèmes de notre quotidien familial.

En tant que parents, nous pouvons, premièrement, donner l’exemple à nos enfants d’une utilisation raisonnable des médias visuels et, deuxièmement, leur permettre de le faire, par exemple en les accompagnant, en discutant avec eux, en réfléchissant, en leur faisant des recommandations ou en les contrôlant. Tôt ou tard, les enfants et les adolescent·es doivent apprendre à gérer tous·tes seul·es leur rapport aux médias : qu’est-ce qui me fait du bien, qu’est-ce qui ne me fait pas de bien ? Et cela ne vaut pas seulement pour les jeux vidéo, mais aussi pour les domaines les plus divers de la vie.

Quand les parents doivent-iels tirer la sonnette d’alarme ?
Il n’y a pas lieu de s’inquiéter si, de temps en temps, un enfant est complètement absorbé par ses activités numériques et perd la notion du temps. Se couper ainsi du quotidien peut être libérateur et satisfaisant. La situation devient délicate lorsqu’un enfant ou un·e adolescent·e essaie de compenser par le jeu des choses élémentaires qui ne se passent pas bien dans sa vie. Par exemple, lorsque quelqu’un ne peut avoir de sentiment de réussite que dans le jeu, parce que le quotidien est frustrant. Si l’on essaie alors de plus en plus d’aller chercher cela dans le jeu, on entre dans un cercle vicieux : la frustration au quotidien devient encore plus grande.

Quand l’utilisation des jeux devient-elle incontrôlable ?
La plupart du temps, c’est lorsque des crises, des conflits, des maladies ou d’autres éléments stressants surviennent dans la vie d’un gamer ou d’une gameuse. L’accent doit alors être mis sur ces véritables problèmes. J’ai observé cela des dizaines de fois : si ces causes sont traitées à la racine et résolues, l’utilisation des jeux vidéo revient à un niveau normal.

« C’est l’objectif que nous voulons atteindre : des enfants qui ne maîtrisent pas seulement les jeux, mais aussi leur vie. »
« C’est l’objectif que nous voulons atteindre : des enfants qui ne maîtrisent pas seulement les jeux, mais aussi leur vie. »
Source : Florian Lippuner

Sur le thème des jeux vidéo, ce sont surtout les jeux violents qui font l’objet de critiques. On leur reproche régulièrement d’être des déclencheurs de violence dans la vie réelle. Qu’en penses-tu ?
Tôt ou tard, nos enfants sont en contact avec le thème de la violence, que cela nous plaise ou non. Les journaux en sont pleins et dans la cour de récréation, il n’y a pas que des conflits. Alors pourquoi la violence devrait-elle être interdite dans les jeux ? Les jeux sont une sorte de miroir de notre société. Il est donc logique que la violence y joue un rôle sous une forme ou une autre.

Qu’en pense le domaine de la recherche ?
Plusieurs décennies de recherche sur les jeux vidéo n’ont jusqu’à présent pas permis de démontrer un lien direct entre les jeux et la violence réelle. Il a certes été prouvé que les jeux peuvent avoir une influence sur les pensées agressives ou d’autres choses mentales. Mais les jeux ne transforment pas facilement quelqu’un en auteur·rice de violence.

Que pensait-on des jeux vidéo dans ta jeunesse ?
En tant que vieux fan de jeux de tir à la première personne, je ne comprenais déjà pas le débat sur les jeux violents. Ce qui est dingue, c’est que le même débat se poursuit pratiquement 30 ans plus tard. Cela montre aussi à quel point de nombreux·ses adultes sont encore éloigné·es de l’univers des jeux de leurs enfants. Arrêtons de prendre nos enfants pour des imbéciles. Ils savent très bien faire la différence entre la violence des jeux et la vraie violence. C’est justement ce qui fait l’intérêt de ces jeux pour eux. Il s’agit de compétition, d’adrénaline, d’action, d’aventure ; mais dans un cadre protégé. Ils savent que personne n’y meurt vraiment.

Florian Lippuner conseille les parents et les enseignant·es sur l’utilisation des jeux numériques. Il est titulaire d’un doctorat en sciences des médias, auteur et père de famille avec une longue expérience personnelle du jeu. Vous trouverez plus d’informations ici.

Photo d’en-tête : Shutterstock / rangizzz

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Je suis un papa et un mari pur-sang, un nerd et un éleveur de poulets à temps partiel, un dompteur de chats et un amoureux des animaux. J'aimerais tout savoir, mais je ne sais rien. Je sais encore moins de choses, mais j'en apprends tous les jours. Ce qui me plaît, c'est le maniement des mots, parlés et écrits. Et c'est ce que je peux démontrer ici. 

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